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Ry grilla le feu rouge et se faufila entre un camion chargé de briques et une Mini Cooper jaune. Des coups de frein et de klaxon saluèrent ce démarrage précipité, mais les yeux horrifiés de Zoé étaient braqués sur une camionnette de traiteur garée en double file, bloquant la rue juste devant eux.
Deux hommes qui transportaient une pièce montée à sept étages s’avançaient vers l’arrière béant de la camionnette. Ils ouvrirent de grands yeux à la vue de la mobylette de livraison de pizza qui se ruait sur eux. Ils s’arrêtèrent net, et la pièce montée tangua dangereusement. Ils firent deux pas en arrière ; la pièce montée prit sérieusement de la gîte.
Ry s’apprêtait à les contourner en empiétant sur la voie de circulation opposée, mais elle était occupée par un car de touristes qui vomissait une fumée malodorante. Il se ravisa donc et décida de doubler la camionnette par la droite, optant pour l’espace ridiculement étroit séparant la camionnette et la rangée de voitures garées le long du trottoir. Un espace maintenant occupé par les deux pâtissiers avec leur pièce montée.
Une salve de coups de feu crépita derrière eux, tout près, très fort, comme une série de pétards, et la vitre arrière d’une Fiat explosa dans une pluie de verre.
Les livreurs lâchèrent le gâteau, prirent leurs jambes à leur cou, et Ry fonça tête baissée, soulevant une gerbe de boulettes collantes de glaçage blanc et argenté qui leur éclaboussa le visage. Ils dépassèrent la camionnette, arrachant le rétroviseur, et débouchèrent sur la place.
Un marché aux fleurs en plein air, éclairé par des cordons de lumières blanches clignotantes, longeait la colonnade de l’église. Ils plongèrent sous un dais de toile orange et Zoé se retourna pour jeter un coup d’œil derrière elle. Une nuée de voitures de police, tous gyrophares bleus clignotants, mais pas de grosse BMW métallisée, pas de types en sweat à capuche, et armés.
Ils firent le tour de l’église et faillirent rentrer de plein fouet dans la BM.
Ry donna un coup de guidon et ils partirent en dérapage, firent un tête-à-queue, percutant violemment une voiture de quatre saisons pleine de bouquets emballés dans de la cellophane et embarquèrent un arrosoir dont le bec verseur se prit dans les rayons de la mobylette. Ils l’entraînèrent derrière eux, jetant des étincelles et les ralentissant. Puis l’arrosoir finit par lâcher prise, et la mobylette enfin libérée bondit en avant et fonça dans un grand bruit de moteur droit vers une vitrine remplie de luxueuses boîtes de chocolats et de bonbons.
Ry redressa à la dernière seconde, et la mobylette se lança sur le trottoir, atterrissant sous une porte cochère de style Arts déco, donnant dans une galerie commerciale. Des globes lumineux, des tables de cafés, des visages surpris défilèrent dans un brouillard, puis ils ressortirent par une autre arcade dans une rue plus étroite, en sens unique, et s’engagèrent dans la circulation.
Aucun signe de la BMW gris métal. Zoé reprit son souffle. Mais c’est alors, chose incroyable, qu’elle la vit – la BM surgissait d’une rue transversale, juste devant eux.
Elle fit faire une embardée à un taxi qui s’enroula autour d’un réverbère, et en quelques secondes la rue fut un chaos de pare-chocs encastrés les uns dans les autres, de klaxons stridents et de passants qui hurlaient. Ry accéléra et visa l’espace étroit entre le pare-choc avant de la BM et une colonne Morris verte couverte d’affiches.
Mais l’espace se réduisait vite, trop vite, plus qu’un mètre cinquante de large – ils n’arriveraient jamais à passer. Les phares de la BM balayèrent la colonne Morris. L’espace se réduisit encore. Il ne faisait plus qu’un mètre vingt-cinq. Zoé se cramponna à la taille de Ry et sentit à travers ses vêtements qu’il était crispé et en sueur.
Un mètre.
Soixante-quinze centimètres.
Ils se glissèrent in extremis dans ce qui restait de passage, rasant à toute allure à la fois le véhicule et le mur. La BM rentra dans la colonne Morris. Il y eut un affreux bruit de métal broyé, de verre fracassé. Quelqu’un poussa un cri, une alarme de voiture se mit à mugir.
Ils prirent le virage au coin de la rue en dérapage, renversant un étalage de journaux, et déboulèrent en trombe dans le flot de circulation qui arrivait en sens inverse, à une telle allure que la mobylette dut slalomer entre les voitures.
Une enfilade de rues plus tard, ils se retrouvèrent sur une vaste place où s’entrecroisaient des taxis et des autobus, devant une grande gare tout droit sortie d’une époque où l’on s’éclairait au gaz. Ry coupa à travers le magma de véhicules, ignorant les feux de circulation et les passages pour piétons, gravit une volée de marches – toujours avec la mobylette –, traversant la gare sur toute sa longueur jusqu’à ce qu’ils aient repéré les quais couverts de verrières. Ils débouchèrent enfin dans un immense espace à ciel ouvert sillonné par des dizaines de voies ferrées et par une jungle de câbles électriques, d’aiguillages et de panneaux de signalisation.
Ry tourna la tête et Zoé vit sa bouche ouverte. Elle ne l’entendit pas, dans le vacarme, mais elle eut l’impression qu’il criait : « Cramponnez-vous ! »
Elle se cramponna. Si elle avait su ce qu’il s’apprêtait à faire, elle aurait peut-être préféré sauter en marche et tenter sa chance avec les méchants et les flics français, dont elle entendait à nouveau les sirènes derrière eux.
Arrivée au bout du quai, la mobylette vola vers le haut, loin, loin, loin dans l’air, si loin que Zoé ne put retenir un hurlement. Ils survolèrent ainsi un fouillis de câbles enchevêtrés qui avaient l’air assez brûlants pour rôtir un éléphant.
Ils heurtèrent le sol si rudement qu’elle eut l’impression que ses dents lui ressortaient par le haut du crâne, et quelque chose tomba de l’arrière de la mobylette avec un bruit retentissant. Mais par miracle les pneus n’explosèrent pas.
Ry fit cracher au moteur tout ce qu’il avait dans le ventre, et ils traversèrent en plongeant, rebondissant et replongeant le maillage de rails et d’aiguillages, les pneus crissant, projetant des gerbes de gravier quand Zoé vit une lumière blanche, éclatante, surgir de la nuit d’un des tunnels.
Cette fois, son cri fut avalé par la note aiguë d’un sifflet de locomotive les avertissant du danger. Un train se ruait sur eux dans un rugissement assourdissant qui déchirait les airs. Le monde entier semblait ébranlé.
Ils bondirent par-dessus les derniers rails, juste au moment où le train passait à côté d’eux, accompagné par une bourrasque de vent qui faillit les renverser et un hurlement de sirène à leur crever les tympans.
Ry décrivit ensuite un chemin tortueux dans un labyrinthe de rues à sens unique. Zoé n’avait pas idée de l’endroit où il allait, et s’en fichait comme d’une guigne. Ils montaient maintenant par des rues pavées au charme bohème, mais c’est à peine si elle s’en rendait compte. Elle se retournait sans cesse, à la recherche de la BM gris métallisé.
Avant même de la voir, elle reconnut le ronflement de son puissant moteur : elle déboucha en rugissant derrière eux, au coin d’une rue, et cette fois le type au sweat à capuche n’essaya même pas d’éviter les passants innocents pour atteindre sa cible. Les balles ricochèrent sur les pavés, pulvérisèrent les pare-brise des voitures garées le long du trottoir, se perdirent dans un troupeau de poubelles.
« Comment fait-elle ? » cria Zoé.
Ça paraissait impossible, après la galerie commerciale, les rues à sens unique, la gare et les voies ferrées – comment Yasmine Poole avait-elle fait pour les retrouver ?
Ry mit les gaz au maximum et ils bondirent en avant, mettant une certaine distance entre le pistolet semi-automatique et eux. Ils avaient quand même de la chance dans leur malheur, pensa Zoé. Il était plus difficile qu’il n’y paraissait d’atteindre une cible mouvante à partir d’un véhicule lancé à vive allure.
Ils enfilèrent à toute allure une rue qui tournicotait, en rasant les murs dans l’espoir de les utiliser comme bouclier. Mais la rue déboucha sur une petite place plantée d’arbres dépouillés où une poignée d’artistes remballaient pour la nuit. Ils filèrent devant des restaurants pittoresques et des galeries de peinture, et tout à coup Zoé vit se dresser devant elle le dôme et les tours d’une énorme basilique éclairée par des projecteurs, toute blanche sur le ciel noir.
La place, devant les grandes portes de bronze, était envahie par les touristes. La mobylette zigzagua entre les copies de sacs à main Gucci et Chanel étalés sur des couvertures à même le trottoir, semant la panique parmi les vendeurs à la sauvette. Le phare éclaira une balustrade de pierre derrière laquelle les toits et les lumières chatoyantes de la ville s’étendaient sur des kilomètres, très loin en contrebas.
Très très loin.
Une rafale de balles cribla la balustrade devant eux, soulevant une grêle d’éclats de pierre qui les éclaboussa.
L’espace d’un instant terrifiant, Zoé pensa que Ry allait voler par-dessus la balustrade, les précipitant vers une mort certaine. C’est sûr, ils allaient mourir, empalés sur le paratonnerre d’un de ces innombrables toits gris. Et puis elle vit la longue volée de marches en terrasse éclairée par une enfilade de réverbères avec leurs grappes de globes blancs.
Ils dévalèrent, déboulèrent, dégringolèrent les marches dans un fracas de pièces entrechoquées, cliquetantes, la mobylette semant encore quelques boulons sur son passage. Ils arrivèrent au bout d’un escalier, prirent un brusque virage à droite et dévalèrent une nouvelle volée de marches, encore plus longue. Ils étaient cachés par un mur, des arbres et l’infrastructure d’un funiculaire.
Ry hurla :
« Quand je dirai “allez !”, vous sautez ! Je ne ralentirai pas. Pigé ? »
Zoé hocha la tête, incapable de répondre, paralysée de terreur.
Ils rebondirent derrière une rangée de peupliers, puis Ry hurla « allez ! » et ils sautèrent. La moto continua son vol sans eux, plus vite, s’inclinant follement, hors de contrôle, maintenant qu’elle n’était plus pilotée.
Zoé fut projetée dans une sorte de buisson de houx, dont les feuilles épineuses lui labourèrent le visage. Elle atterrit rudement sur le côté gauche, un coude enfoncé dans la poitrine, le souffle coupé.
Tout à coup, Ry surgit de la nuit. Il lui tendit la main pour l’aider à se relever, et ils descendirent les marches en courant, suivant la trajectoire qu’avait empruntée le deux-roues du livreur de pizza. Zoé l’entendait encore brinquebaler et rugir, beaucoup plus loin en dessous d’eux, mais ils ne le rejoignirent pas, grâce au ciel, car, après cette éternité passée à rebondir sur cette monture aux amortisseurs pourris et au siège arrière métallique improvisé qui n’en était pas un au départ, Zoé ne sentait plus ses jambes.
Ry l’entraîna vers un banc de pierre et tendit la main vers sa sacoche.
« Donnez-moi votre sac. »
Zoé le serra sur sa poitrine.
« Pourquoi ?
— Cet après-midi, au café, Yasmine Poole a dû glisser une balise GPS dedans sans que vous vous en aperceviez. Sans ça, je ne vois pas comment ils auraient pu nous suivre. C’est la seule explication. »
Zoé vidait déjà le contenu de son sac entre eux, sur le banc. D’abord, la pochette en peau de phoque contenant sa précieuse icône, puis le film, qui privé de sa boîte s’était emmêlé en un affreux magma. Et puis un tube de rouge à lèvres, un eye-liner, un poudrier, une brosse à cheveux, quelques stylos, un portefeuille, un passeport, des clés, un Nuts momifié, des lunettes de soleil, un tube d’écran total, une petite boîte de tampons périodiques, une poignée de vieux reçus de cartes de crédit, un téléphone portable, un agenda électronique, tous les deux probablement morts depuis le temps, un bon malheureusement périmé pour un capuccino gratuit au Starbucks, une bombe lacrymogène, un sifflet…
« C’est fou les trucs que les femmes…
— Stop, pas de commentaires. »
… un slip taille basse en dentelle rouge et le soutien-gorge assorti…
« Joli », commenta Ry.
Zoé fourra calmement les dessous dans la poche intérieure de son blouson de cuir.
« Vous emballez pas », dit-elle, et Ry eut un petit rire.
Arrivée au fond, elle renversa carrément son sac. Des miettes, peluches et autres moutons de poussière s’en déversèrent, mais rien qui ressemblait à une puce, un mouchard ou quelque dispositif de traçage que ce fût.
« Bon sang, peut-être qu’elle l’a collée sur moi… »
Elle se leva d’un bond, passa ses mains dans ses cheveux, sur son blouson, sur son jean, fouilla dans ses poches.
C’est alors que Ry la repéra, coincée entre les poils de sa brosse à cheveux. Il la lui montra : la chose avait la taille, la forme et l’allure inquiétante d’une petite tarentule, avec une minuscule lumière rouge qui clignotait comme un vilain œil rouge maléfique.
« Le dernier cri de la technologie, dit-il. Je n’en avais encore jamais vu, j’avais juste lu quelque chose là-dessus. Je n’avais pas vraiment gobé son histoire jusque-là, mais il se pourrait que Yasmine Poole soit vraiment de la CIA. Auquel cas on l’aurait sérieusement…
— Dans l’os, dit Zoé. Pour rester polie. »
Elle s’attendait à ce que Ry lance la balise dans les fourrés ou l’écrase sous son talon, mais il referma son gros poing dessus et se leva comme un ressort.
« Allons-y », dit-il.
Et il recommença à descendre les marches au galop.
Zoé pelleta tout son matériel dans sa besace et le suivit précipitamment.
En bas des marches, ils tombèrent sur un camion poubelle arrêté à un feu rouge. Ry lança la puce dans la montagne d’ordures.
Zoé regarda le camion disparaître au coin.
« On n’a pas mis la vie de l’éboueur en danger, j’espère ? »
Ry secoua la tête.
« Quand ils rattraperont la benne à ordures, ils sauront qu’ils se sont faits avoir. »
Ils prirent un taxi qui repartait dans la direction opposée. Zoé s’appuya contre le skaï noir craquelé de la banquette et ferma les yeux. Un instant auparavant, il lui semblait qu’une douzaine d’expressos circulaient dans ses veines ; et voilà que, tout à coup, elle avait l’impression qu’elle ne pourrait plus jamais bouger. Ry devrait l’extraire de la voiture avec un pied de biche quand ils arriveraient à destination.
Et où allaient-ils ? Elle avait entendu Ry dire quelque chose en français au chauffeur de taxi, lui donnant sans doute une adresse, mais tout ça n’était que du charabia pour elle. Si elle avait su qu’un jour elle se retrouverait dans les rues de Paris avec des tueurs à ses trousses, elle aurait pris français première langue au lycée, et pas espagnol. Elle aurait…
Un coup de feu la réveilla en sursaut.
Elle se redressa d’un bloc et regarda autour d’elle, paniquée, à la recherche de la BM métallisée, mais, en dehors d’une vieille Citroën miteuse tournant au ralenti au feu rouge devant eux, la rue était déserte.
Elle sentit une main sur son genou, et Ry dit :
« Ce n’était qu’un moteur de voiture qui pétaradait. »
Elle essaya de rire, mais son rire sonna creux. Elle avait encore le cœur qui battait la chamade.
« Désolée. Je crois que ça me rend nerveuse quand des gens essaient de me tuer. »
Elle crut entrevoir une ébauche de sourire, mais il faisait noir à l’arrière de la voiture.
« Vous vous en sortez drôlement bien, Zoé. Mieux que ça ; vous m’avez bluffé, vous avez un sacré répondant. »
Elle savait qu’il jouait juste les bons chefs scouts qui encouragent les troupes, mais ça faisait quand même plaisir à entendre. Et le contact de sa main sur son genou n’était pas désagréable non plus. Elle se demandait encore ce qu’elle devait en penser quand il dit :
« On est presque arrivés. »
Zoé jeta un coup d’œil par la vitre. Les réverbères étaient rares et très espacés, mais elle distingua la boutique d’un tailleur avec un mannequin nu dans la vitrine, un garage délabré et un vieux bureau de tabac pittoresque avec, détail insolite, un Indien en bois à côté de la porte. Avec ses immeubles branlants et noircis par les ans, c’était un quartier plus pauvre que tous ceux qu’elle avait vus jusque-là.
« Alors, c’est quoi, cet endroit ? » demanda-t-elle alors qu’ils tournaient au coin d’une rue pour prendre une ruelle encore plus étroite.
Ry s’arrêta, se pencha vers elle, et cette fois, pas de doute, il souriait.
« Suivez-moi, dit-il dans une imitation pitoyable de Pépé le Putois. Dans la casbah. »